Pourquoi les hommes sont-ils plus riches que les femmes ? Rencontre avec Titiou Lecoq

Par N°252 / p. WEB • Mai-juin 2023

Après s’être penchée sur nos bacs à linge sale et les tâches ménagères (Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale) et s’être attelée à la visibilisation des femmes à travers l’Histoire (Les Grandes Oubliées. Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes ?), la journaliste et autrice française Titiou Lecoq s’attaque à la thématique ô combien aride de l’économie au sein des ménages. Ou comment déconstruire notre rapport à l’argent afin de cesser d’être les dindonnes de la farce, de l’enfance à la retraite.

© Juliette Léveillé, pour axelle magazine

Ton ouvrage Le couple et l’argent. Pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes donne une multitude de trucs et astuces pour nous permettre de désacraliser notre rapport à l’argent et surtout, pour oser mettre le sujet sur la table. Tu décortiques une série de données statistiques pour remettre les choses en perspective, au niveau sociétal et familial. Tu dis par exemple qu’il faudrait concevoir toute politique de ressources humaines avec comme cadre de référence le quotidien d’une mère célibataire. Qu’est-ce que cela veut dire ?

“Cette affirmation ne vient pas de moi, mais de la sociologue Laetitia Vitaud qui faisait un parallèle intéressant avec l’informatique. Elle dit que quand les informaticien·nes mettent au point une application, iels vont la tester sur un téléphone dernier cri avec une 5G incroyable. Mais pour que le test soit efficace, il faut surtout le faire avec un téléphone pourri et une mauvaise connexion. C’est en pensant à un usage le plus abîmé possible qu’on peut voir si l’application fonctionne.

Pour mettre en œuvre une réforme dans une entreprise, il faudrait commencer par se demander si ça marche pour une mère célibataire.

Cette sociologue dit la même chose sur le monde de l’entreprise. Pour mettre en œuvre une réforme dans une entreprise, il faudrait commencer par se demander si ça marche pour une mère célibataire. Si c’est le cas, ça veut dire que ça marchera pour tout le monde. Pour l’instant, on fonctionne exactement à l’inverse. C’est-à-dire que le monde du travail est fait pour des hommes qui ont des enfants et qui ont des femmes qui s’occupent de leurs enfants. Il n’est même pas fait pour des hommes célibataires. Il y a un bonus aux hommes qui ont des enfants, mais qui ne s’en occupent pas.”

L’Iconoclaste 2022.

Dans le même ordre d’idées, au niveau sociétal, tu parles d’une politique fiscale féministe… Qu’entends-tu par là ?

“Notre système très idéologique de l’État social mis en place après la Deuxième Guerre mondiale se fonde sur l’idée que la cellule de base dans la société, c’est le couple. Et que dans celui-ci, l’argent circule équitablement et que chaque femme a accès à la totalité du portefeuille de son mari.

Or la sociologie nous prouve que les couples se tournent de plus en plus vers l’individualisation du patrimoine. Ils ne mettent plus leurs biens en commun, et pourtant, le système étatique est pensé comme si c’était toujours le cas. Il y a donc une double inégalité qui pèse sur le plus petit revenu et, par conséquent, sur les femmes, dès qu’il y a un écart de revenu entre les personnes.

La déconjugalisation des impôts et des prestations sociales signifierait qu’on ne ferait plus de déclaration d’impôts par couple ou par famille, que chaque individu ferait sa propre déclaration et que donc la redistribution des économies d’impôts se ferait sur de nouvelles bases plus égalitaires. Cela induirait, par exemple, que le versement d’une prestation sociale à une femme ne dépendrait plus des revenus de son conjoint. Cela me semble la première réforme concrète nécessaire pour rééquilibrer les choses.”

As-tu l’impression que le sujet de l’argent est difficile à aborder y compris dans les milieux féministes ?

“Je pense qu’il y a deux raisons à cela. La première concerne la formation. Les féministes, et je m’inclus dedans, n’ont pas ou peu d’éducation économique. Moi, si on m’avait dit un jour que j’écrirais un bouquin d’économie, je n’y aurais pas cru ! Ce manque de formation fait que nous ne nous sentons pas légitimes sur ces sujets, que ça nous fait un peu peur et que donc, on évite de s’y pencher.

Moi, si on m’avait dit un jour que j’écrirais un bouquin d’économie, je n’y aurais pas cru !

La seconde, c’est que le féminisme, c’est plutôt de gauche et que l’argent est un sujet plutôt de droite. Et donc, dire aux femmes qu’on va leur expliquer comment faire pour regagner du pouvoir d’achat et une puissance économique, c’est tenir un discours pro-capitaliste ou qui peut être perçu comme de droite. Pourtant, les deux ne sont pas incompatibles étant donné qu’on ne va pas tout de suite abolir le système capitaliste et que la question de l’argent reste centrale pour vivre et survivre.”

Tu as cette phrase choc : “Ce que les femmes gèrent, ce n’est pas l’argent, c’est son manque”. Tu expliques qu’historiquement, les femmes ont été amenées à gérer cette absence d’argent du foyer et qu’elles ont par exemple toujours été les premières à ne pas se resservir à table car elles savent exactement ce qu’il manquera à la fin du mois.

“Pendant longtemps, les sociologues qui ont étudié ces questions ont affirmé que les femmes dans les milieux ouvriers avaient un pouvoir puisqu’elles étaient les “ministres des finances” de la famille. En creusant la question, je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout le cas : elles ne géraient pas le portefeuille mais plutôt le fait qu’à un moment donné, il n’y aurait plus d’argent pour faire les courses.

J’ai extrapolé la réflexion au monde du travail et j’ai pu constater que cette situation se retrouve partout, au sein des familles mais aussi au niveau professionnel. Les femmes se retrouvent principalement dans le monde associatif, dans le social et l’aide aux personnes, là où il n’y a pas d’argent, au contraire des hommes qui occupent des postes dans les secteurs où il y en a. Même dans leur vie professionnelle, les femmes travaillent dans des milieux où elles vont gérer le fait qu’il n’y a pas assez de moyens.”

Est-ce que cela relève aussi de notre éducation ?

“Le rapport à l’argent est extrêmement genré. Cela commence dès l’argent de poche. Pourquoi les filles ont-elles moins d’argent de poche que les garçons ? Une des premières explications, c’est que les garçons demandent plus souvent des augmentations que les filles. Exactement comme dans le monde du travail ! J’ai posé la question à la grande historienne Michelle Perrot qui explique que dans notre société, la féminité est construite sur l’idée de don. Et donc, si la féminité, c’est le fait de donner, le fait de compter ne peut pas être féminin. On a toutes en tête la femme vénale, qui est quasiment une femme contre-nature. La femme qui compte n’est pas une “vraie femme”. La “vraie femme”, c’est celle qui donne tout, la vie, son lait et donc son argent et qui n’est pas là pour son “intérêt personnel”. Alors que la virilité est construite sur l’idée de puissance, et dans nos sociétés, la puissance est une puissance économique. Je pense qu’on le sait toutes, et c’est terrible, parce que c’est ancré au fond de nous.

Ça résonne pour tout le monde, il y a vraiment quelque chose à déconstruire.

Ce qui est génial avec ce sujet, c’est de se rendre compte que ça résonne pour tout le monde et qu’il y a vraiment quelque chose à déconstruire. C’est ce que je trouve stimulant dans le mouvement féministe actuel. Il y a plein de choses auxquelles on n’a jamais réfléchi et d’un coup, on les regarde, on voit qu’on reproduit quelque chose et on va chercher à tout déconstruire pour reposer de nouvelles bases.”

Et donc, allons-y ! Concrètement, comment fait-on ?

“J’ai un ensemble de pistes par rapport à ça, mais la première chose est purement psychologique. Il s’agit de déconstruire notre propre rapport à l’argent. Est-ce que vous vous sentez légitime ? Comment s’est construite votre relation avec l’argent ? D’où est-ce que cela vient ? Il faut tout décortiquer, car si vous n’êtes pas à l’aise pour aborder le sujet, la discussion va être compliquée. Si on est en couple, on peut aussi interroger l’autre en lui demandant ce que cela représente pour lui·elle d’avoir de l’argent ou de ne pas en avoir. Nous avons toutes et tous un rapport tordu à l’argent, et donc il faut d’abord déblayer tout ça.

Quand c’est fait, il faut essayer de se faire une éducation financière, puisque l’école ne le fait pas. Il existe plein de comptes Instagram, de newsletters, de formations pour comprendre comment tout cela fonctionne.

Enfin, il faut choisir la politique économique de son couple. Quand on va voter, on choisit de voter à gauche ou à droite, et cela implique une politique économique. C’est la même chose dans un couple. Je n’ai pas à vous dire ce que vous avez à faire, mais vous devez choisir que votre couple soit à gauche ou à droite. Si vous vous dites que vous faites 50/50 d’apport sur le compte commun, ce n’est pas la même chose que de se dire que la personne qui gagne le plus y dépose davantage. Ce sont deux choix de politique économique différents.

Toutes les dépenses ne se valent pas.

Enfin, lorsqu’on a déblayé le côté psy, qu’on a posé nos valeurs politiques, il faut se rendre compte que toutes les dépenses ne se valent pas. Lorsqu’on fait nos comptes, on établit une liste des sorties d’argent. Or, il y a deux genres de dépenses : celles qui ne “servent à rien” (les courses, l’habillement, etc.) et celles qui créent du patrimoine (un crédit immobilier, la voiture, etc.). Ces dernières continuent à valoir quelque chose dans le temps, elles constituent un patrimoine. Donc, il peut être intéressant de se dire qu’il vaut mieux faire 50/50 sur les courses, mais que le plus petit revenu rembourse un peu plus sur le crédit immobilier. C’est contre-intuitif, mais cela permet d’équilibrer les choses, notamment en cas de séparation.

Le dernier truc est de se dire que l’apport qu’on fait sur le compte commun doit tenir compte de l’apport en temps de travail ménager. Celui-ci vaut quelque chose et c’est super simple à calculer. Il suffit de se demander combien cela nous coûterait si on faisait appel à une personne extérieure. Cela permet de dire : “Je gagne moins que toi, mais je fais tout ça comme travail ménager et je considère que c’est un apport que je fais. Je voudrais qu’on le visibilise sur nos comptes et que cette somme soit déduite de mon apport personnel”.

Une dernière chose, même si je ne veux pas jouer la mère-la-morale, je pense qu’il est important de garder un compte personnel, ainsi que tous les identifiants et accès aux contrats conclus en commun, afin de s’assurer de pouvoir garder le contrôle en cas de séparation ou si l’on est victime de violences économiques.”